Petit texte dangereusment anonyme, sans commentaire ni biographie

Publié le par salsifis

LE VIDE


Chaque matin elle gravissait la tour. Elle emportait avec elle un thermos de café, un petit pain, les journaux, et elle s’installait; elle passait une heure ou deux là-haut, la ville déployée sous ses yeux comme la maquette d’un monde idéal et un peu ridicule.

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Pendant quelques siècles la tour avait servi de prison; sa silhouette dure et massive se dressait bien au-dessus des toits et on la voyait de loin, comme le brutal rappel de temps enfouis. Charlotte s’y installait chaque matin, elle s’asseyait lentement sur le mur crénelé, laissait pendre ses jambes dans le vide; elle regardait ses pieds, jouait à jouer sa vie. Elle lisait les journaux du matin,

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buvait du café et faisait semblant de faire semblant de sauter. Sa solitude était presque absolue: les rares touristes qui, en ces heures matinales, grimpaient au sommet de la tour s’effrayaient de la voir ainsi, une femme mystérieuse les jambes dans le vide, et décampaient aussitôt. Elle avait la tour pour elle, et par conséquent la ville toute entière, et même lorsqu’il pleuvait, lorsqu’un vent froid mangeait ses joues, elle demeurait là tandis

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que les gouttes ruisselaient sur son beau visage et que le papier du journal se transformait en une bouillie grise.

Elle était seule désormais, elle n’avait plus rien à faire. Elle avait perdu son travail et, du coup, tout ce en quoi elle croyait, mais ce n’était finalement pas si grave. Le vide qui à présent emplissait sa vie avait quelque chose de délicieux, comme peut être délicieuse l’absence totale de pensées.

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Elle avait eu ce qu’elle voulait, après tout. Elle avait travaillé dur, elle avait gravi un certain nombre de marches du grand escalier social, elle avait été considérée comme une experte dans son domaine, comme une femme d’influence, voire de prestige;

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bien sûr la disgrâce était arrivée, mais après de longues années seulement, si bien qu’elle avait désormais cinquante ans. Elle ne retrouverait jamais de travail, elle le savait très bien, elle s’en fichait comme de l’an quarante, elle s’abandonnait à la contemplation rêveuse de la ville si calme, à la lecture compulsive de titres de journaux aussitôt oubliés.

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L’inoffensif labyrinthe des rues en contrebas, de même que les titres des journaux, lui proposaient des grilles de lecture du monde aussi fallacieuses l’une que l’autre. Elle avait renoncé à chercher à les déchiffrer et considérait avec une égale indifférence le réseau serré des rues et les titres explosifs des premières pages.

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Une fois les journaux terminés elle les jetait dans le vide et les regardait tournoyer, attentive aux figures qu’ils décrivaient dans l’espace avant de s’écraser, de façon un peu lamentable, 80 mètres en contrebas.

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Elle l’admettait volontiers: ce monde qui semblait dormir comme un vieux chat au-dessous d’elle, elle avait voulu le diriger; elle y avait d’ailleurs réussi, dans une certaine mesure du moins et pendant un certain temps, et le monde ensuite l’avait poliment remise à sa place. Elle avait de la peine à croire qu’un endroit du monde pût être considéré comme sa place, mais elle se sentait bien ainsi, une femme seule au sommet d’une tour médiévale, qui joue avec le vide et dont la dernière ambition était d’oublier le monde.

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Et puis il y eut ce matin de pluie où elle jeta comme d’habitude les journaux dans le vide; mais cela ne lui semblait pas encore assez. Alors elle jeta aussi son thermos de café, puis sa veste de pluie, ses chaussures et tous ses habits. Elle les regardait tomber, chacun à sa manière, avec un intérêt passionné. Puis elle demeura nue, les jambes toujours pendantes dans le vide, inactive, seule au sommet de la tour et pas fâchée d’y être.

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D
j'aime bien ce texte :D<br /> <br /> ( et d'abord les touristes qu'est-ce qu'ils faisaient là, dans son vide hein ? )
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